Le portage salarial et les travailleur.euse.s de plateformes

Dans son rapport « Réguler les plateformes numériques de travail »1, Jean-Yves FROUIN, ancien président de la chambre sociale de la Cour de cassation, préconisait, en décembre 2020, le recours au portage salarial pour couvrir les travailleur.euse.s de plateformes. Depuis, cette idée a été reprise par de nombreux acteurs politiques2 ou patronaux3. Mais serait cette extension serait-elle véritablement bénéfique pour les personnes concernées ?

Depuis des années, le patronat milite pour la mise en place d’un contrat de travail unique, qui regrouperait les CDD et les CDI, à l’exemple du contrat d’opération qui se rompt automatiquement à la fin de la mission définie contractuellement. Celui-ci mis en place par les ordonnances Macron4, n’a pas eu l’essor escompté vu la résistance des organisations syndicales à son sujet. A défaut, le patronat substitue, partout où il le peut, le contrat de travail par un contrat commercial, comme au 19ème siècle à l’époque du contrat de louage. Car il ne faut pas se leurrer, le développement de « l’ubérisation » et du portage salarial découle principalement de cette volonté patronale. Voilà pourquoi depuis les dernières décennies, les gouvernements successifs n’ont eu de cesse de créer de nouveaux statuts (micro-entrepreneurs, portage salarial, Coopérative d’activité et d’emploi, …) à des travailleur.euse.s pourtant subordonné.e.s à un employeur. Ces différents statuts ne sont que des leurres, qui font croire à la liberté et à la flexibilité alors qu’ils sont surtout des outils pour le patronat lui permettant de se défausser du respect des garanties collectives (protection sociale, formation, rémunération minimale garantie, …). En la matière, l’exemple le plus parlant étant celui des livreurs de plateformes (Uber Eats, Deliveroo, et consorts). Leurs revenus sont définis par la plateforme, qui peut les priver d’emploi du jour au lendemain, et décide seule des conditions de travail.

Fort de l’existence de certaines similitudes entre les salarié.e.s porté.e.s et les travailleur.euse.s de plateformes, notamment quant à leur place dans l’organe de production, de nombreuses voix reprennent en cœur, la préconisation du rapport FROUIN qui propose d’étendre le portage salarial aux travailleur.euse.s de plateformes, comme cela a pu être pratiqué dans certains pays d’Europe.

Outre qu’une telle proposition irait à l’encontre des décisions de justice qui ont participées à faire reconnaître le lien de subordination unissant le livreur à la plateforme, et même de la proposition de directive européenne5 actuellement en débat, elle ne solutionnera pas les problématiques rencontrées par les travailleur.euse.s de plateformes et modifiera profondément le statut de salarié.e.s porté.e.s.

La question que nous devons nous poser est « Qu’apporterait le statut de salarié.e.s porté.e.s aux travailleur.euse.s de plateformes ? ». La réponse la plus courante est « une meilleure couverture sociale avec un accès à la sécurité sociale, la retraite, le chômage, etc. ». Oui, mais à quel coût pour la/le travailleur.euse ?

Car si les plateformes seraient trop contentes de pouvoir se défausser de leur responsabilité d’employeur, les entreprises de portage salarial voient dans les travailleur.euse.s une opportunité d’augmenter leur clientèle et donc leur chiffre d’affaires, en prélevant une plus-value (frais de gestion) sur ces dernier.ère.s. Un prélèvement qui s’ajouterait aux cotisations sociales (salariales et patronales à la charge exclusive des salarié.e.s porté.e.s) largement plus importantes pour les salarié.e.s que pour les auto-entrepreneur.se.s, et qui se ferait sur des gains, déjà maigres, les obligeant à enchaîner les courses en augmentant d’autant les risques d’accident.

Le portage salarial n’est donc pas une solution à la dégradation des conditions de travail et de rémunération des travailleur.euse.s de plateformes. Mais bien une mesure de sécurité juridique, toute relative, pour les plateformes en vue d’éviter les requalifications en salariat ou même les condamnations pour travail dissimulé. Il ne s’attaque donc pas à la racine des causes des maux subis par les travailleur.euse.s :

  • La dégringolade des rémunérations est due à l’absence de respect d’un salaire minimum.
  • La faible protection sociale est due à l’absence du versement des cotisations patronales par l’employeur, le portage de salarial ne vient aucunement résoudre ce problème.

D’ailleurs, il serait bon de tirer les leçons de ce qui s’est passé en Belgique où le portage salarial existait pour les livreurs jusqu’à fin 2017. C’est à ce moment que Deliveroo a décidé unilatéralement de rompre le contrat qui permettait le portage salarial, jetant des centaines travailleur.euse.s à la rue sans que la plateforme ne débourse un seul centime.

Ainsi, le portage salarial ne constitue pas, dans ce cas de figure, une réponse efficace contre la situation de précarité des livreurs qui reste in fine, entre les mains des plateformes.

Et pour les actuel.le.s salarié.e.s porté.e.s quel serait l’impact d’une telle ouverture ?

Dans un premier temps, aucun. Mais pour que l’extension du portage salarial puisse se faire, il sera nécessaire de faire sauter deux verrous :

  • Les critères définissant le salarié porté6 : autonomie, qualification, expertise ;
  • La rémunération minimale fixée aujourd’hui à 70% du PMSS de 20177, soit 2.288,30 €/mois.

La suppression de ces deux garanties va, à moyen terme, avoir comme effet une déclassification des salarié.e.s porté.e.s qui engendrera un abaissement, imposé par les clients, de leurs revenus (en l’absence d’une rémunération minimale garantie), notamment pour celles et ceux qui opèrent sur des activités ultra concurrentielles où les coûts de prestations sont déjà extrêmement pressurisés.

Et à long terme, ce statut va perdre toute sa spécificité pour devenir un « intérim » bis où la précarité de l’emploi se conjuguera, pour beaucoup, avec une précarité économique.

L’ouverture du portage salarial tant voulu par le patronat, que cela soit celui des plateformes ou du portage salarial, ne bénéficiera ni aux salarié.e.s porté.e.s ni aux travailleur.euse.s de plateformes mais qu’à une minorité d’actionnaires. Voilà pourquoi nous la refusons.


[1] https://www.vie-publique.fr/rapport/277504-reguler-les-plateformes-numeriques-de-travail-rapport-frouin
[2] « Évolution des modes de travail, défis managériaux : comment accompagner entreprises et travailleurs ? » – http://www.senat.fr/notice-rapport/2020/r20-759-notice.html
[3] https://syndicatportagesalarial.fr/portage-salarial-adapter-ce-statut-aux-travailleurs-des-plateformes/https://syndicatportagesalarial.fr/ordonnance-representation-des-travailleurs-des-plateformes/
[4] Article L.1223-8 du Code du travail créée par l’article 30 de l’Ordonnance n°2017-1387 du 22 septembre 2017.
[5] « Propositions de la Commission pour améliorer les conditions de travail des personnes travaillant via une plateforme de travail numérique » – https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/ip_21_6605
[6] Art. 2 de la Convention collective du portage salarial
[7] Art. 21.3 de la Convention collective du portage salarial

Le portage salarial et les travailleur.euse.s de plateformes

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