Comment les entreprises de la branche des bureaux d’études, qui emploient plus de 900 000 salariés, font-elles face à la pandémie ? Avec quels enjeux juridiques, sociaux, en santé-prévoyance ? L’accès au chômage partiel, facilité pour les salariés en forfait jours ou heures, reste lourd administrativement et mériterait d’être individualisé au lieu d’être réservé à un usage collectif, explique en substance Matthieu Rosy, délégué général de Syntec, principale organisation patronale. En matière de cotisations santé-prévoyance, “nous avons sensibilisé les assureurs sur la nécessité de trouver un mécanisme de reports qui évite d’avoir à payer tout d’un coup à l’issue de la période”, explique Nicolas Cuvier, délégué aux affaires sociales de Syntec. La fédération souhaite par ailleurs une simplification des modalités de dépôt des accords de branche et une accélération des délais d’extension.
AEF info : Votre branche professionnelle regroupe cinq secteurs d’activité : quelle est leur situation en termes d’activité ?
Matthieu Rosy : Notre activité évolue à des rythmes nettement différents d’un secteur à l’autre. L’événementiel est très impacté, l’activité est arrêtée à hauteur de 95 %. Les seuls chantiers maintenus sont liés aux événements à préparer pour le second semestre 2020 ou pour 2021. La formation professionnelle est également fortement affectée. Ne perdurent que les activités à distance, soit environ 20 % du chiffre d’affaires global. Dans les métiers du conseil, la baisse d’activité avoisine 40 à 50 %, mais avec de fortes variations : le conseil en stratégie et management recule moins fortement, tandis que le recrutement et les études accusent une baisse plus marquée. Idem dans l’ingénierie, avec une baisse moyenne de 40 à 50 %, accentuée dans la construction et moindre dans l’industrie, du fait notamment de la poursuite d’un certain nombre de missions de maintenance.
Enfin, dans le numérique, la situation selon le type d’activités est, là encore, disparate. La baisse de chiffre d’affaires est de l’ordre de 10 à 20 % en moyenne pour les opérations de maintenance et de poursuite de missions, mais elle est plus forte sur le développement de nouveaux projets et avoisine 50 % sur le conseil. Cette photographie ne préjuge pas de la reprise, car le nombre de nouvelles affaires engrangées est particulièrement faible, ce qui nourrit nos inquiétudes pour le second semestre 2020.
AEF info : Dans les services du numérique, ce constat différencié peut sembler paradoxal, au vu du recours croissant aux nouvelles technologies, notamment pour communiquer à distance…
Matthieu Rosy : Certes, les dispositifs existants facilitent la poursuite des activités, avec désormais un grand nombre de salariés en télétravail et une maintenance des réseaux à assurer. Mais de nombreux projets de développement digital sont à l’arrêt. Ce n’est plus forcément une priorité pour certains clients et l’ampleur des projets peut aussi, au moins temporairement, être revue à la baisse.
AEF info : La situation contrastée que vous décrivez sur les cinq secteurs d’activité de la branche est-elle correctement appréhendée par les pouvoirs publics, notamment en termes d’accès à l’activité partielle ?
Matthieu Rosy : Nous avons eu un premier point d’alerte sur les salariés en forfait annuel en heures ou en jours, très nombreux dans notre branche : jusque-là, ils n’étaient éligibles au dispositif d’activité partielle qu’en cas de fermeture totale de leur établissement. Le gouvernement a pris en compte nos remarques et modifié les dispositions applicables.
Un deuxième point continue de poser problème, il s’agit de la difficulté pour les entreprises de notre branche à justifier le recours à l’activité partielle. Elles sont très tributaires des décisions de leurs clients de poursuivre, réduire ou arrêter leurs propres activités. Cela suppose donc qu’elles obtiennent des justificatifs de leur part, ce qui est loin d’être aisé dans la période. Et les Direccte ne connaissent pas forcément bien les spécificités de nos métiers et les appréhendent de manière hétérogène d’un territoire à l’autre, avec des interprétations juridiques dommageables à notre secteur dans un certain nombre de cas. Nous demandons des grilles de lecture homogènes.
Troisième enjeu pour Syntec : permettre l’individualisation du recours à l’activité partielle, qui n’est possible aujourd’hui que dans un cadre collectif. Nous sommes en train de travailler sur une évolution du cadre légal avec les services de la DGT et les cabinets ministériels. Prenons l’exemple d’une équipe de cinq salariés en mission chez un client. Ce dernier décide de réduire l’ampleur de son projet, lequel ne nécessite plus que la présence d’un salarié, plutôt expert, pour faire vivre le cœur du projet. Aujourd’hui, soit l’entreprise fait le choix de poursuivre la mission, mais ne peut recourir à l’activité partielle pour les quatre autres salariés, ce qui est très lourd financièrement. Soit elle arrête sa mission et recourt à l’activité partielle pour tous, ce qui est fâcheux pour l’entreprise et coûteux pour la collectivité. Nous avons une réelle écoute des pouvoirs publics sur le sujet.
AEF info : Quelle est l’ampleur du recours à l’activité partielle dans la branche ?
Nicolas Cuvier : Dans un premier temps, de nombreuses entreprises ont attendu que les textes soient stabilisés pour déposer une demande de recours à l’activité partielle avec effet rétroactif. Les demandes se multiplient en ce moment. Nos membres ont mis en place des baromètres sectoriels qui permettront d’obtenir des éléments précis sur le recours à l’activité partielle à la fin de ce mois. Les premiers retours font apparaître des différences fortes selon le secteur et également selon la typologie intrasectorielle. Toujours selon ces premières estimations, le recours à l’activité partielle varie de 25 % des salariés dans le secteur du numérique à 90 % dans le secteur de l’événementiel et la formation professionnelle.
AEF info : Votre projet d’accord de branche sur la prise obligatoire de 5 jours ouvrés de congés payés n’a pas été validé, seule la CFTC approuvant le texte (lire sur AEF info). Les négociations pourraient-elles reprendre ?
Nicolas Cuvier : L’ambition de notre projet était de permettre aux entreprises de s’emparer très vite des dispositions de l’ordonnance du 25 mars sur les congés payés, qui constituent un amortisseur de crise efficace. De très nombreuses entreprises, y compris les grandes, attendaient les résultats de cette négociation. Nous avions proposé certaines avancées, sur le délai de prévenance ou l’intégration des nouveaux embauchés. Il était compliqué de pouvoir envisager des contreparties plus importantes au regard des incertitudes économiques pesant sur nos secteurs.
À ce stade, nous n’envisageons pas de rouvrir les négociations, du moins sur ce sujet précis – ce qui n’interdit nullement d’envisager une nouvelle négociation sur des sujets plus larges pour accompagner la sortie de crise et la reprise d’activité, dans l’intérêt des salariés et des entreprises. Les entreprises pourront recourir à la fixation unilatérale de 10 jours de RTT ou de compte épargne temps, mais aussi négocier avec leurs interlocuteurs syndicaux. Nous mettons à leur disposition des outils d’aide, tels que des modèles d’accords et un vade-mecum de la négociation.
Il faut toutefois souligner que dans de nombreuses entreprises, les salariés ont fait preuve de beaucoup de bonne volonté pour proposer de poser des congés payés et des jours de repos.
AEF info : En matière de couverture santé et prévoyance au niveau de la branche, quels sont vos enjeux et les demandes adressées aux assureurs ?
Nicolas Cuvier : Nous avons des contacts très réguliers avec les opérateurs recommandés : Malakoff Humanis sur la prévoyance, qui couvre près de 350 000 salariés, et le même groupe ainsi qu’Harmonie Mutuelle sur la santé, avec près de 30.000 salariés couverts.
Les garanties seront maintenues et les cotisations du 2e trimestre seront reportées au 3e trimestre en santé et en prévoyance à la demande des entreprises (paiement par tiers). Mais nous avons sensibilisé les assureurs sur la nécessité de trouver un mécanisme de reports qui évite d’avoir à payer tout d’un coup à l’issue de la période.
AEF info : Au-delà des reports de cotisations, d’autres mesures sont-elles à l’étude ? Des exonérations, comme dans la branche des hôtels, cafés et restaurants ?
Nicolas Cuvier : Il nous faut regarder l’équilibre de nos régimes. Sur la santé, nous avions un ratio légèrement déficitaire à fin 2019, qui s’établissait à 105 %, ce qui nous a conduits à prendre des mesures correctrices début 2020. Les discussions se poursuivent sur le sujet entre organisations professionnelles et syndicales.
Des dispositifs de plateformes d’accompagnement psychologique devraient être disponibles et mis à disposition des entreprises sous une forme à définir. Un retour est attendu dans les prochains jours. Ce financement serait assuré dans le cadre des actions relevant du degré élevé de solidarité, via un fonds de deux millions d’euros. À défaut, il sera mobilisé pour venir en aide aux salariés en difficulté.
AEF info : Comment le dialogue social évolue-t-il dans le contexte pandémique ?
En ce qui concerne nos thématiques de travail, nous allons être amenés à rediscuter paritairement notre agenda, pour prendre en compte les multiples impacts de la crise. Cela implique notamment de diligenter des études sur les conséquences économiques et sociales : quels sont les secteurs, entreprises et métiers les plus touchés ? Nous devrons aussi nous emparer des sujets relatifs à la performance sociale, au travail à distance, à l’organisation du travail plus largement. C’est l’occasion de remettre en cause certains tabous, certaines idées préconçues, de part et d’autre.
Dans la pratique du paritarisme, les repères sont également bousculés. Nous devons fonctionner en mode plus agile, or ce n’est simple pour aucune des parties prenantes. Nous n’avons jamais été amenés à négocier à la fois dans un contexte d’urgence et systématiquement à distance. Cela engendre un dialogue social plus complexe, sans la classique gymnastique de bilatérales, d’interruptions de séances et de reprises. Il n’y a plus le même espace pour l’humain et l’informel, et cela nous le regrettons tous.
Nicolas Cuvier : Deux sujets à l’agenda social 2020 sont par ailleurs maintenus : l’appel d’offres en santé, pour choisir à nouveau les assureurs recommandés, et les travaux de toilettage de la convention collective, entamés depuis deux ans. Nous avons déjà passé en revue ses 84 articles, en nous interrogeant systématiquement sur ce qui relevait de la branche ou des entreprises, en identifiant ce qui n’était plus à jour, et en précisant les points de négociation – une vingtaine à ce jour.
AEF info : Plusieurs organisations professionnelles et syndicales réclament une simplification des modalités de dépôt des accords de branche dans le contexte actuel. C’est également votre souhait ?
Nicolas Cuvier : Nous avons mis en place un système de signature électronique des accords de branche à l’occasion de notre récente négociation. La procédure est simple : via une plateforme reconnue, un mail est envoyé aux signataires (préalablement déclarés par mail), qui “signent” numériquement le texte en renseignant un code de validation reçu par SMS. Nous avions prévu ensuite de déposer notre accord par voie électronique. Mais la DGT nous a indiqué que ce n’était pas suffisant : chaque signataire doit signer ultérieurement une version papier de l’accord que nous devons adresser en format PDF. C’est lourd administrativement, ce qui plonge de nombreux interlocuteurs dans la perplexité : les modalités sont en fait plus compliquées qu’en temps normal, alors qu’elles sont déjà complexes. Pour cette période exceptionnelle, mais également à l’avenir, nous souhaiterions des procédures entièrement dématérialisées, à l’instar de ce qui se pratique déjà pour les notaires et les huissiers.
AEF info : De nombreux partenaires sociaux de branche déplorent également, régulièrement, la longueur des délais d’extension, qui atteignent parfois plusieurs années pour certains accords. Quels sont les enjeux pour votre branche ?
Nicolas Cuvier : Nous avons deux accords en attente d’extension, dont l’accord sur les minima du 31 octobre 2019. Accélérer les procédures d’extension est vraiment souhaitable. Cela passe probablement par un renforcement des personnels de la DGT affectés à ces missions. D’autant que la production législative et réglementaire est très dense et engendre des opérations de contrôle plus complexes.
Dans le cadre de notre projet d’accord sur la prise de congés durant la pandémie, nous avions un autre enjeu : nous avons demandé à la DGT s’il était possible que l’accord puisse s’appliquer rapidement à toutes les entreprises de la branche, y compris les non-adhérentes à une organisation professionnelle, sans attendre l’extension. En fait, la seule voie pour rendre l’accord obligatoire pour une entreprise non adhérente est l’adhésion de l’employeur à l’accord en application de l’article L. 2261-3 du code du travail, une procédure lourde dans le contexte actuel.
Matthieu Rosy : Les impacts sur le dialogue social sont en partie liés à la durée du confinement. Plus le temps passe, plus nous avons une prise de conscience de l’intensité du choc que cela peut représenter pour les entreprises et plus la nécessité de faire évoluer nos pratiques et nos postures est forte. Car nous sommes entrés dans une phase de dialogue social d’exception.
AEF info : Que change la pandémie dans les rapports d’une organisation professionnelle comme Syntec à ses adhérents ?
Nicolas Cuvier : Les sujets traités actuellement sont des sujets fondamentaux, qui renforcent notre légitimité, à l’égard de nos adhérents et de l’ensemble des entreprises. Au lendemain du confinement strict décidé par le président de la République, le webinaire que nous avons organisé a réuni 1 625 structures, soit le tiers de nos adhérents, alors que ce type d’événement attire habituellement 150 à 200 entreprises, ce qui est déjà conséquent.
AEF info : Matthieu Rosy, vous êtes délégué général de Syntec et également président du Cedap, une association qui regroupe 280 dirigeants d’associations professionnelles. En quoi la crise actuelle modifie-t-elle la perception à l’égard des organisations professionnelles ?
Matthieu Rosy : Le contexte pandémique présente des risques, car il peut nous pousser à faire des raccourcis dans la méthode et les modalités de concertation. Nous ne devons pas agir avec précipitation, nous ne devons pas tordre les règles du dialogue social ou de la gouvernance.
Pour autant, depuis quelques semaines, les organisations professionnelles jouent à plein leur rôle et sont davantage consultées par les pouvoirs publics, tant au niveau national que local. Alors que c’est loin d’avoir toujours été le cas.
Il y a un fort besoin de remontées du terrain face à un déficit de capteurs de la sphère publique ; des remontées sur les problématiques business, sociales, juridiques, des alertes sur les “trous” dans les dispositifs. Les entreprises se tournent naturellement vers les organisations professionnelles, multiplient les demandes d’aides et d’accompagnement et beaucoup les remercient d’ailleurs. Les pouvoirs publics sont conscients que les organisations professionnelles constituent un bon vecteur d’information, qui fonctionne dans les deux sens : relais des informations sanitaires, comptables, financières, sociales aux entreprises et aussi remontées des problèmes opérationnels des entreprises. La crise souligne plus que jamais la nécessité de l’intermédiation.
La branche des bureaux d’étude regroupe plus de 80 000 entreprises, employant plus de 900 000 salariés, dont 63 % de cadres. La fédération Syntec revendique près de 4 000 adhérents, employant 360 000 salariés.
AEF 17/04/2020